Fais en toi la part du mystère,
ne te laboure pas toujours tout entier
du soc de l'examen, mais laisse en ton cœur
un petit angle en jachère
pour les semences qu'apportent les vents,
et réserve un petit coin d'ombrage
pour les oiseaux du ciel qui passent ;
aie en ton âme une place
pour l'hôte que tu n'attends pas,
et un autel pour le dieu inconnu.
Et si un oiseau chante par hasard dans ta feuillée,
ne t'approche pas vite pour l'apprivoiser.
Et si tu sens quelque chose de nouveau,
pensée ou sentiment,
s'éveiller dans le fond de ton être,
n'y porte point vite la lumière ni le regard ;
protège par l'oubli le germe naissant,
entoure-le de paix, n'abrège pas sa nuit,
permets-lui de se former et de croître,
et n'ébruite pas ton bonheur.
Œuvre sacrée de la nature,
toute conception doit être enveloppée
du triple voile de la pudeur, du silence et de l'ombre.
Sois discret, sache attendre,
et rappelle-toi que la nature jalouse
frappe le plus souvent de mort
ce que la curiosité vaine ou le babil intempestif
ont profané.
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Henri-Frédéric Amiel
"Grains de mil"
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